L’essor du vélo fait des jaloux
Des subventions de l’Etat, mais surtout beaucoup d’ambitions, et des résultats : les aménagements pour le vélo se déploient rapidement, dans les métropoles, les villes moyennes, et même à la campagne. Mais le secteur des transports publics peine à se départir d’une certaine amertume à l’égard de ce succès foudroyant.
C’est une vedette. Ce 19 octobre, le politologue et chercheur franco-belge François Gemenne est l’invité des Rencontres nationales des transports publics (RNTP), à Clermont-Ferrand. Dans le grand amphithéâtre du parc des expositions, conçu pour rappeler vaguement un volcan d’Auvergne, il explique que « le réchauffement climatique n’est pas une crise. L’expression ‘normales saisonnières’ laisse supposer un retour à la normale, mais cela n’arrivera pas ». L’expert, co-auteur du dernier rapport du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), insiste dès lors sur la « désirabilité » des indispensables mesures, plutôt que sur leur « acceptabilité ».
Heureusement, poursuit-il, « la mobilité urbaine se transforme, notamment grâce au vélo ».
Voilà un propos qui risque d’attiser, une fois de plus, la jalousie de ses hôtes. Car les entreprises de transport et les collectivités, qui ont invité François Gemenne, cultivent une rancœur inavouée à l’égard de ce mode de déplacement individuel, actif et non polluant.
Depuis 2019, qui demeure l’année de référence, l’usage du vélo ne cesse d’enregistrer des progressions record, alors que le recours aux transports publics croît légèrement, notamment pour les TER, voire enregistre une nette baisse, comme en Ile-de-France. Dans leurs discours publics, les responsables des transports se réjouissent de l’essor du vélo, qu’ils présentent comme « complémentaire » de leurs réseaux. En privé, leurs remarques sont plus acerbes. La bicyclette, chouchou des pouvoirs publics nationaux comme locaux, leur piquerait des parts de marché ; les cyclistes ralentiraient les bus, certains d’entre eux agresseraient même les chauffeurs. Alors que les ambitions ferroviaires du gouvernement, certes foisonnantes, peinent à se concrétiser, les plans vélo, dont le chiffrage est régulièrement annoncé dans la cour de Matignon, sont rapidement transformés en aménagements concrets.
Lors du congrès du Club des villes et territoires cyclables et marchables (CVTCM), qui s’est tenu en même temps que les RNTP, les élus locaux racontent cette métamorphose urbaine. Certes, les budgets demeurent relativement limités, en tous cas au regard de ceux qui sont consacrés à une ligne de tramway ou à une nouvelle gare : 280 millions d’euros au cours du mandat 2020-2026 pour le Grand Lyon, 70 millions à Tours, 14 millions à Arras.
Mais ces sommes contribuent à modeler les territoires. Les métropoles créent des aménagements cyclables dans tous les quartiers, y compris périphériques. Des ouvrages d’art franchissent les voies ferrées et les fleuves. Les continuités sont assurées par-delà les carrefours, et des vélos sont mis à disposition en location de longue durée aux étudiants ou aux salariés. A Tours s’ouvre « une maison du vélo », définie comme « une sorte de capitainerie destinée aussi bien aux touristes qu’aux habitants, où l’on peut recharger son vélo électrique, laisser des sacoches ou louer un vélo », explique Michel Gillot, délégué (LR) au développement de la pratique cyclable. Des collectivités rurales se saisissent de cette compétence, comme le leur permet la loi d’orientation des mobilités de 2019. « Elles lancent des politiques cyclables car cela répond à une demande locale, plus facile à financer que d’autres politiques de mobilité », témoigne Françoise Rossignol, vice-présidente (divers gauche) de la Communauté urbaine d’Arras et présidente du CVTCM. L’ingénierie faisait encore défaut il y a quelques années. Mais le vélo attire les talents, et notamment le vivier associatif qui a prospéré dans chaque ville et se reconvertit en consultants et en techniciens. La culture des infrastructures cyclables, qui avait disparu des services intercommunaux au profit de l’aménagement de la fluidité automobile, revient en force.
Des oppositions se font tout de même entendre. Fabien Bagnon, vice-président écologiste de la Métropole de Lyon, évoque ces citadins, « âgés de 60 à 70 ans et marchant davantage que la moyenne, qui participent beaucoup aux réunions publiques mais ne se projettent pas dans l’usage du vélo. Ils craignent qu’on les y oblige, ce qui n’est évidemment pas le cas ».
Le vélo loué en gare
Ces hésitations pèsent encore sur le « système vélo », qui désigne l’ensemble des infrastructures, services, accessoires nécessaires à la généralisation des déplacements à bicyclette. « En Suisse, nous axons le développement de ce système sur l’accès aux loisirs, et vous le faites sur l’accès au travail », explique la spécialiste Sonia Lavadinho, dont les bureaux sont installés à Genève. En France, les aménagements cyclables sont souvent présentés comme des incitations aux trajets domicile-travail, qui ne représentent pourtant qu’un quart des déplacements.
Parfaite illustration de ce biais, « le site de réservation de la SNCF propose systématiquement la location d’une voiture, avec une réduction, après l’achat d’un billet de train »,
observe Claire-Marine Javary, chargée de plaidoyer à la Fédération des usagers de la bicyclette (FUB). Pourquoi ne pas promouvoir aussi la location d’un vélo ? C’est le pari de l’entreprise Fifteen, une société de 140 salariés spécialisée dans les services de location. En partenariat avec la région Nouvelle-Aquitaine, des vélos électriques ont été déployés fin juillet, pour une expérimentation de 18 mois, dans les gares et les villes situées le long de la ligne ferroviaire entre Angoulême et Royan (Charente-Maritime), très fréquentée l’été. Le succès est au rendez-vous et d’autres régions ont annoncé le lancement de dispositifs équivalents. Le vélo et les transports publics peuvent être complémentaires, de quoi réconcilier leurs partisans respectifs.