Santé au travail : les risques psychosociaux accentués par la crise
La récente table-ronde organisée par la mission "Veille et prospective" de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), « le travail après la pandémie de Covid-19 » a été l’occasion de revenir sur les évolutions en termes d’organisation du travail que doivent suivre les entreprises et les enjeux de santé et de sécurité au travail auxquels elles doivent faire face. Parmi les publics les plus fragilisés : les indépendants et les femmes.
Alors que le travail à distance s’est accru avec la crise, et avant que son recours devienne obligatoire avec la résurgence de l’épidémie , les premières conclusions font état d’un changement qui s’est « au global bien passé avec des entreprises qui ont passé le cap sans grande difficulté », affirme Martin Richer, fondateur de Management & RSE et consultant en RSE. C’est le côté pile du télétravail. Côté face, un quart des salariés signalent des difficultés, telles que la présence des enfants au foyer, des aspects matériels ou une mauvaise préparation, selon le rapport « La révolution du travail à distance : l'enquête #Montravailàdistance, Jenparle », de Terra Nova, think tank, en avril 2020. Si certains collaborateurs ont également ressenti de l’isolement, de la fatigue ou du stress, la plupart d’entre eux mettent en avant les avantages du télétravail, à savoir plus d’autonomie, de sérénité et d’efficacité.
L’incidence du management
En outre, « le télétravail a transformé les relations managériales, augmentant la confiance mutuelle entre collaborateurs et managers », se félicite Martin Richer. Avec la réduction des prescriptions en termes de tâches et la délégation de davantage de responsabilités de la part des managers, les collaborateurs valorisent le fait qu’ils ont pu travailler en équipe comme ils l’entendaient. La crise a en cela permis d’augmenter leur capacité d’initiative et la coopération. « Les entreprises doivent reconstruire leur processus managérial sur de nouvelles bases et recréer le dialogue social pour s’adapter au travail hybride », prévient Martin Richer. Pour le moment, « il y a un carrefour entre celles qui continuent à exercer un management descendant et celles qui sont passées à un management plus participatif, basé sur la coopération, le partage et la confiance », remarque Laurence Théry. Pointant du doigt la corrélation entre les modalités de management et les risques psychosociaux, la directrice de l’Aract (Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail) pour les Hauts-de-France avertit que ces derniers risquent d’être décuplés dans les premières entreprises où l’on constate à la fois « une absence de discussion sur ce qui fait la valeur de l’entreprise, une difficulté à dialoguer sur les enjeux du travail et une gestion conduite par les coûts et les chiffres ».
Entre la hausse du travail à distance et le développement du travail indépendant, le sujet des risques psychosociaux doit être une préoccupation des organisations. « Il faut sortir du système classique de prévention. On ne peut pas continuer à créer des emplois sans protection sociale », prévient Michel Héry, chargé de mission « Veille et prospective » à l'INRS, démontrant par exemple que la société se retrouve aujourd’hui démunie pour assurer la prévention d’un livreur à bicyclette. « La plateforme qui l’emploie a passé avec lui un contrat commercial, mais n’a aucune responsabilité en termes de protection », constate-t-il. Pour Agnès Aublet-Cuvelier, adjointe au directeur des études et recherches à l’INRS, l’organisation de la prévention doit tenir compte des situations professionnelles variables qui peuvent générer des inégalités d’accès. « Les modes traditionnels de prise en charge de la prévention ont plus de difficultés à pénétrer dans ces milieux de travailleurs indépendants », reconnaît-elle. Objectif : leur inculquer la culture de la prévention des risques professionnels.
Les femmes plus vulnérables
Autre public particulièrement exposé aux risques psychosociaux, les femmes. « Nos enquêtes pointent des troubles anxieux et dépressifs, suite à la crise, sentiments qui sont exacerbés chez les femmes, avec un risque d’isolement. Dans certains métiers, l’intensification du travail a donné lieu à du surmenage et à un certain épuisement. Des phénomènes là encore majorés chez les femmes », constate Agnès Aublet-Cuvelier. « Elles qui étaient déjà, auparavant, de façon structurante, dans une situation défavorable vis-à-vis de l’emploi, leur situation s’est renforcée avec la crise », signale Laurence Théry. En cause, tout d’abord, une faible mixité des secteurs d’activité, avec plus de 80% des femmes cantonnées à certains secteurs comme l’éducation, l’administration, le commerce ou les services à la personne, selon le rapport du Haut conseil à l'égalité du 18 novembre 2021.
Autres raisons invoquées par la directrice de l’Aract Hauts-de-France, l’invisibilité des conditions de travail dans ces secteurs, le manque de diversification de ces parcours professionnels, avec une mobilité ascendante réduite et une articulation des temps personnel et professionnel plus compliquée. Avec la crise, les femmes ont dû faire face à un « triple investissement », à la fois dans le travail professionnel, domestique et scolaire de leurs enfants, et à des conditions de travail qui se sont dégradées avec le travail à distance. Ainsi, seulement un quart d’entre elles ont eu accès à un espace dédié pour se concentrer et s’isoler, contre la moitié du côté des hommes. Autre résultat alarmant, 34% des femmes en télétravail déclarent « être sur le point de craquer après la crise » (21 points de plus que les hommes). « Auparavant, la séparation des lieux de vie et de travail était plus favorable à l’émancipation des femmes, car elle leur permettait d’accéder à des relations sociales et à du réseau professionnel, des éléments qui sont moteurs dans le monde du travail », relève la directrice. Selon elle, « on a un levier juridique inexploité » avec des documents uniques d’évaluation des risques professionnels (DUER) qui ne sont pas genrés, et où il n’y a pas d’analyse différenciée des hommes et des femmes, vis-à-vis des risques psychosociaux.
Pour l’heure, «alors que la loi existe depuis plus de 15 ans, 42% d’entreprises n’ont pas de DUER », signale de son côté Martin Richer. D’autre part, selon la Dares [ministère du Travail], 40% des DUER n’intègrent pas de prévention des risques psychosociaux ». Autre levier, le dialogue social. Si celui-ci est « resté vivace » pendant la crise, avec quelque 96 000 accords signés dans les entreprises en 2020, la plus grosse partie concernait des questions de rémunération et d’intéressement (45%) ou de temps de travail (24%) et 5% seulement les conditions de travail. « Celles-ci passent toujours au second plan », regrette Martin Richer.
Charlotte DE SAINTIGNON