Les consommateurs de demain seront-ils plus sobres ?
Plus éthique, moins polluante, davantage sensible au bien-être ou à la proximité, la consommation évolue, constatent les sociologues de l’Ifop. La pandémie a renforcé ces tendances, mais les habitudes anciennes ont la vie dure.
Au XXème siècle, les pesticides avaient permis la généralisation de l’agriculture intensive et le recul des famines. Mais aujourd’hui, les consommateurs n’en veulent plus dans leur assiette. A la même époque, les enfants des classes moyennes rédigeaient leurs devoirs avec des stylos jetables de la marque Bic, le métier d’hôtesse de l’air faisait rêver, manger de la viande à tous les repas signait l’appartenance à une catégorie aisée, les films de plastique transparent conservaient et protégeaient les aliments et les marchandises, facilitant leur acheminement lointain.
Aujourd’hui, observe Rémy Oudghiri, directeur général de Sociovision, un observatoire des tendances appartenant à l’institut de sondages Ifop, « le jetable est assimilé à la pollution, la honte de prendre l’avion se répand, l’OMS explique que certains cancers sont dus à l’excès de viande rouge et des lois réduisent l’emprise du plastique ». Dans de nombreux secteurs, le marché de l’occasion concentre une part croissante des achats : l’automobile, les meubles, la décoration, les livres ou les vêtements. La société de consommation serait-elle remise en cause dans son principe même ?
Rémy Oudghiri collectionne les « signaux faibles » qui confirment cette tendance. La Convention citoyenne pour le climat, qui a réuni, entre octobre 2019 et juin 2020, 150 personnes tirées au sort, proposait d’indiquer, sur les affiches ou écrans publicitaires, la mention « En avez-vous vraiment besoin ? La surconsommation nuit à la planète ». En Chine, « le gouvernement, inquiet pour la souveraineté alimentaire du pays, fait la guerre au gaspillage, au point d’inciter la population à renoncer à la tradition qui consiste à laisser un peu de nourriture dans son assiette pour montrer sa satisfaction », observe le sociologue. La maxime de Descartes, qui engageait les êtres humains à se « rendre maîtres et possesseurs de la nature », appartiendrait-elle à l’histoire ? « Le progrès n’apparaît plus comme une ligne droite, mais tel un cercle, tel celui des saisons, qui réutilise en permanence les choses », résume Rémy Oudghiri.
Le covid a, d’une certaine manière, renforcé ces tendances. « De nombreuses personnes ont profité du premier confinement pour faire du tri et interroger leur rapport à la consommation », affirme-t-il. Depuis la crise de 2008, dans les enquêtes d’opinion, le rôle économique des employeurs était considéré comme primordial. Désormais, et davantage depuis 2020, les salariés attendent aussi des patrons qu’ils contribuent à leur bien-être.
Production locale valorisée
Ce phénomène de « déconsommation », tiré à la fois par les impératifs environnementaux et l’envie de simplicité, a été baptisé « société de la grande inversion » par les spécialistes de Sociovision. Certaines données montrent qu’une partie au moins de la population est prête à passer à l’acte pour consommer de manière plus durable. Le plaisir du shopping « se décale », constate Lise Brunet, directrice conseil de Sociovision. « Désormais, des jeunes cherchent des ‘pépites’ dans les friperies qui vendent des vêtements d’occasion », souligne-t-elle. La production locale est valorisée. « La confiance dans le ‘Made in France’ est passée de 50% en 1998 à 80% en 2020 ». A Lahti, ville finlandaise de 120 000 habitants, des volontaires acceptent le traçage de leurs déplacements par une application qui détecte leur moyen de transport, voiture, bus, vélo ou marche. Les citadins qui parviennent à préserver leur « quota de carbone » reçoivent des tickets de bus ou des bons d’achat. On peut citer également la campagne de l’assureur Maif, qui prône depuis 2018 de « réparer plutôt que de jeter » et propose une liste d’artisans susceptibles de donner une seconde vie à des objets en panne.
La prise de conscience environnementale pourrait bouleverser certains secteurs d’activité. « Huit millions de tonnes de plastique sont déversées chaque année dans les océans. La production mondiale continue de progresser de 2,4% en 2019, mais la hausse était plus forte encore en 2018, 3,1%. En Norvège, 80% des bouteilles vides sont collectées. Au Japon, le système législatif évolue pour contrer l’habitude consistant à emballer doublement chaque fruit ou légume », note Lise Brunet.
Mais l’évolution est réversible. Avec la pandémie, son lot de livraisons et d’objets à usage unique, le lobby des producteurs de plastique plaide pour la réhabilitation de ce matériau. En outre, les habitudes bien ancrées sont parfois difficiles à abandonner. Ainsi, comme le soulignait l’Insee cet hiver, 42% des salariés qui vivent à moins d’un kilomètre de leur lieu de travail s’y rendent encore en voiture. La pollution numérique, générée par nos mails, nos recherches en ligne et nos visioconférences, est largement méconnue. « Seul un Européen sur trois en a conscience », souligne Lise Brunet. Le fonctionnement des centres de stockage de données numériques, dits « data centers », qui nécessitent une énergie considérable, n’émeut les consommateurs que lorsque l’un d’entre eux est détruit par un incendie, comme c’est arrivé en mars à Strasbourg.
Dès lors, comment peut évoluer la consommation, et donc la société, dans les dix prochaines années ? Rémy Oudghiri plaide pour une « sensibilisation qui marche », sous l’égide d’une « nouvelle génération » plus sensible aux enjeux environnementaux que ses aînés. « Les moins susceptibles de changer d’habitudes, ce sont les actifs. A l’inverse, les jeunes, qui portent des idéaux, comme les plus âgés, qui sont libérés des contraintes de la vie, peuvent être moteurs », indique-t-il.
Le scénario d’un « autoritarisme dur » qui imposerait des restrictions aux populations pour préserver la biodiversité et la planète, « semblait relever de la science-fiction » jusqu’au début de l’année dernière. Mais l’épisode du Covid « nous a montré qu’on pouvait vivre plusieurs mois privés de nos libertés », sans que cela ne se traduise par autre chose que des protestations de principe.